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L’objection la plus souvent évoquée contre L’art illégitime pourrait être que, à tout le moins certains segments de la photographie sont devenus au cours des quatre dernières décennies une pratique culturelle légitime. Jean-Claude Chamboredon avait pris en charge, dans L’art illégitime, l’analyse de la soi-disant « photographie artistique », c’est à dire ce champ qui lutte pour une reconnaissance artistique[21]. Il s’intéresse aux « photographes esthètes » et à leurs stratégies légitimantes ; la parole est donnée en particulier à Brassai, Henri Cartier-Bresson et Man Ray. Toute tentative pour fonder un discours esthétique propre débouche sur une confusion de statements qui ont seulement en commun d’exprimer une ambition culturelle, laquelle n’est pourtant pas fondée par l’appareillage lui-même. Selon Chamboredon, la légitimité est construite par l’emprunt vain de concepts du grand art. En ce sens, la photographie se trouve, au début des années 60, dans une situation analogue à celle dans laquelle se trouvaient par exemple le jazz ou la critique cinématographique, avec cette difficulté supplémentaire de devoir formuler, contre la vaste diffusion de la pratique photographique comme art moyen, une autre appropriation du médium. Et néanmoins, Chamboredon prend pour point de départ que les photographes esthètes auraient, par exemple « [en s’accordant] au moins pour réclamer un musée de la photographie[22] », préparé la voie à un espace de jeu légitime pour la photographie. Il est intéressant de noter que c’est précisément au moment de la parution d’Un art illégitime que la photographie obtient une considérable avancée dans ses lettres de noblesse. Tandis qu’au Museum of Modern Art, à New York, John Szarkowski est appelé à la succession du populiste Edward Steichen en tant que directeur du département photographique, et tente de transposer sur la photographie la théorie du modernisme de Clement Greenberg à l’aide d’un vocabulaire formaliste – afin de placer de la sorte ses photographes d’exposition dans un contexte culturel (par exemple Gary Winogrand, Diane Arbus, Lee Friedlander et William Eggleston) –, le médium photographique apparaît également de plus en plus chez des artistes contemporains (par exemple John Baldessari, Ed Rucha, Dan Graham). Mais la photographie valorisée développe une forme de praxis qui doit avant tout accomplir la rupture avec la photographie professionnelle techniquement définie, qui doit la nier, afin, paradoxalement, de s’approcher
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